Il était le roi de France, Louis, le XVIe du nom, l’héritier d’une lignée qui depuis plus de dix siècles avait bâti et gouverné ce royaume des fleurs de lys, et qui, par la grâce de Dieu, en avait fait l’un des plus puissants du monde.

Ses rois l’étaient de droit divin, et la France était la fille aînée de l’Église, et un Louis, le IXe du nom, mort en croisade, était devenu Saint Louis.

Mais dans cette matinée du lundi 21 janvier 1793, quatre mois jour pour jour après la proclamation de la République le 21 septembre 1792, alors qu’un brouillard glacé fige Paris, étouffe les roulements des tambours qui battent sans jamais s’interrompre, Louis XVI n’est plus qu’un Louis Capet, ci-devant roi de France, ci-devant roi des Français.

Et l’on va trancher son corps en deux, et séparer ainsi le corps du roi et celui de la nation.

 

Lorsque, après une hésitation, Louis descend d’un grand carrosse vert, qui vient de s’arrêter place de la Révolution, ci-devant place Louis-XV, il voit d’abord les rangées de soldats, gardes nationaux et cavaliers, puis la foule immense qui a envahi la place de la Révolution.

De la statue du roi Louis XV, il ne reste que le socle en pierre, récif blanc au milieu de ces dizaines de milliers de corps qui se pressent comme pour se réchauffer, se rassurer.

Il fait froid. On va décapiter le roi.

Louis, petit-fils de ce Louis XV dont on a abattu la statue et débaptisé la place, lève les yeux.

Il voit l’échafaud, la guillotine dressée, entre le socle de la statue au centre de la place et le début des Champs-Élysées.

Il voit le couteau, les montants qui guideront le tranchant oblique, la planche sur laquelle on attachera son corps, qui basculera au moment où tombera la lame.

Il recule d’un pas quand le bourreau Samson et ses deux aides s’approchent de lui.

Il est le roi.

Ce ne sont pas les hommes qui peuvent décider de son état, seul Dieu a ce pouvoir.

Il est le roi.

C’est sacrilège de porter la main sur lui.

Il ôte lui-même son habit et son col, ne gardant qu’un simple gilet de molleton blanc.

Il repousse une nouvelle fois Samson.

Il ne veut pas qu’on lui coupe les cheveux, qu’on lui lie les mains.

Près de lui, l’abbé Edgeworth, son confesseur, lui murmure quelques mots :

« Sire, dans ce nouvel outrage, dit le prêtre, je ne vois qu’un dernier trait de ressemblance entre Votre Majesté et le Dieu qui va être sa récompense. »

Louis baisse la tête.

Le corps du roi peut souffrir comme a souffert le corps du Christ.

Louis se soumet.

On noue la corde autour de ses poignets.

Pour les hommes, il n’est plus que Louis Capet que la Convention nationale a déclaré « coupable de conspiration contre la liberté de la nation et d’attentat contre la sûreté générale de l’État ».

Et elle a décrété que « Louis Capet subira la peine de mort ».

Louis a tenté de contester ce jugement des hommes.

Le 17 janvier 1793, il a adressé aux sept cent quarante-neuf députés de la Convention nationale une lettre demandant que le peuple seul puisse le juger.

« Je dois à mon honneur, a-t-il écrit, je dois à ma famille, de ne point souscrire à un jugement qui m’inculpe d’un crime que je ne puis me reprocher, en conséquence de quoi je déclare que j’interjette appel à la nation elle-même du jugement de ses représentants. »

Mais la Convention a refusé de prendre en compte cette requête. Et le bourreau Samson pousse Louis Capet, ci-devant roi de France, vers l’escalier qui conduit à la guillotine.

Louis trébuche, puis repoussant toute aide il gravit les cinq marches de l’échafaud.

Les tambours battent plus fort, crevant la couche grise et glacée qui recouvre la place.

 

Louis est sur la plate-forme. Il répète les phrases qu’il a dictées le 25 décembre 1792, dernier Noël de sa vie, il le savait, et qui composent son testament.

« Je laisse mon âme à Dieu, mon créateur, dit-il. Je Le prie de la recevoir dans Sa miséricorde…

« Je meurs dans l’union de notre Sainte Mère l’Église catholique, apostolique et romaine…

« Je prie Dieu de me pardonner tous mes péchés. J’ai cherché à les connaître scrupuleusement, à les détester et à m’humilier en Sa présence…

« Je pardonne de tout mon cœur à ceux qui se sont faits mes ennemis sans que je leur en aie donné aucun sujet…

« Je prie Dieu particulièrement de jeter des yeux de miséricorde sur ma femme, mes enfants et ma sœur qui souffrent depuis longtemps avec moi…

« Je recommande mes enfants à ma femme. Je n’ai jamais douté de sa tendresse maternelle…

« Je prie ma femme de me pardonner tous les maux qu’elle souffre pour moi…

« Je recommande à mon fils, s’il avait le malheur de devenir roi, de songer qu’il se doit tout entier au bonheur de ses concitoyens, qu’il doit oublier toute haine ou tout ressentiment et nommément tout ce qui a rapport aux malheurs et aux chagrins que j’éprouve…

« Je pardonne encore très volontiers à ceux qui me gardaient les mauvais traitements et les gestes dont ils ont cru devoir user envers moi…

« Je finis en déclarant devant Dieu, et prêt à paraître devant lui, que je ne me reproche aucun des crimes qui sont avancés contre moi… »

 

Louis, maintenant, est face à la guillotine et domine la foule sur laquelle roulent les battements de tambour.

Il se dégage d’un mouvement brusque des mains du bourreau et de ses aides.

Il crie, tourné vers la foule :

« Peuple, je meurs innocent ! Je pardonne aux auteurs de ma mort. Je prie Dieu que le sang que vous allez répandre ne retombe jamais sur la France. »

Samson se saisit de lui, le tire en arrière.

Il dit encore aux bourreaux :

« Messieurs, je suis innocent de ce dont on m’accuse. Je souhaite que mon sang puisse cimenter le bonheur des Français. »

Samson hésite. Louis se débat. On le pousse. La planche bascule :

« On entend un cri affreux que le couteau étouffa. » Samson prend la tête de Louis par les cheveux, la brandit, la montre au peuple.

Des cris s’élèvent :

« Vive la nation ! », « Vive la république ! », « Vive l’égalité ! », « Vive la liberté ! ».

Des farandoles entourent l’échafaud. Quelques hommes et quelques femmes s’approchent de la guillotine, cherchent à tremper leurs mouchoirs, des enveloppes, dans le sang de Louis Capet, ci-devant roi de France.

Ils agitent leurs trophées rouges.

Mais la foule se disperse rapidement, silencieuse et grave.

 

Sur la place de la Révolution, dans les rues, les échoppes, les estaminets où l’on boit du vin chaud, on commente moins la mort du roi que celle du conventionnel Le Peletier de Saint-Fargeau.

Il avait voté pour l’exécution immédiate de Louis Capet.

On l’a assassiné dans la nuit, au moment où il sortait de souper au restaurant Février, place du Palais-Égalité, ci-devant place du Palais-Royal.

C’est un ancien garde du corps du roi, Pâris, qui lui a donné un coup de sabre au bas-ventre.

Et le corps du conventionnel sera exposé nu jusqu’à la taille avant d’être accompagné au Panthéon par toute la Convention et un long cortège populaire.

La mort du ci-devant roi de France paraît aux yeux du peuple « sans-culotte » venger Le Peletier de Saint-Fargeau et tous les « martyrs » de la Révolution.

« Le sang des hommes fait gémir l’humanité, le sang des rois la console », écrivent les citoyens membres de la Société des Amis de l’Égalité et de la Liberté aux conventionnels.

Et le journal Le Père Duchesne prononce, à sa manière, l’oraison funèbre de Louis :

« Capet est enfin mort, foutre !

« Je ne dirai pas, comme certains badauds, n’en parlons plus !

« Parlons-en au contraire, pour nous rappeler tous ses crimes et inspirer à tous les hommes l’horreur qu’ils doivent avoir pour les rois.

« Voilà, foutre, ce qui m’engage à entreprendre son oraison funèbre, non pour faire son éloge ou adoucir ses défauts, mais pour le peindre tel qu’il fut, et apprendre à l’univers si un tel monstre ne méritait pas d’être étouffé dès son berceau ! »

 

Ce lundi 21 janvier 1793, à dix heures vingt, place de la Révolution, un homme est mort, que l’on ne nommait plus que Louis Capet. Mais c’est le corps du roi, et l’histoire de la nation, qu’on a tranchés en deux.

Quatre ans auparavant, en 1789, les sujets de toutes les provinces célébraient encore ce même homme, ce roi de France.

Et le 14 juillet 1790, il présidait la fête de la Fédération, rassemblant autour de lui tous les citoyens des départements du royaume.

Il était le roi des Français.

Et en mai 1774, quand il avait succédé à son grand-père Louis XV, les libellistes avaient écrit qu’il semblait « promettre à la nation le règne le plus doux et le plus fortuné ».

Qui eût osé imaginer qu’un jour, Louis XVI, Louis le Bon, serait, sous le simple nom de Louis Capet, guillotiné, sur la ci-devant place Louis-XV, devenue place de la Révolution ?

Le Peuple et le Roi
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